Israël / Palestine

Nous vous proposons, ci-dessous, la lecture de deux textes de Maurice, publiés dans un ouvrage intitulé Retours dIsraël, paru au printemps 1987. Rédigés il y a maintenant presque 40 ans, ces lignes continuent de résonner avec force, alors que la situation en Israël-Palestine n’a jamais été aussi dramatique depuis la Nakba. 

Il est intéressant de les relire aujourd’hui, pour une double raison : comme rappel historique, avec nombre de situations qui perdurent mais aussi en raison du type d’approche militant qui les soutient.

Le premier texte vient a été republié à l’occasion de l’important travail réalisé sur l’histoire de l’antisionisme et de ses différents sources et expressions, dans Antisionisme, une histoire juive (Collectif – éditions Syllepse, 2023). Il a été rédigé après le premier séjour de Maurice, en Israël, en mai/juin 1984. 

Le second texte a été écrit après le deuxième séjour de Maurice, en Israël et dans les territoires occupés, en janvier/février 1986.

P.R.

La critique d’Israël et et du sionisme 

C’est toujours le moment !

Avant de quitter Paris, je raisonnais de façon plutôt simpliste – Israël n’était pas mon problème. C’était un pays comme un autre, à visiter peut-être si l’occasion s’en présentait. Une fois sur place, j’ai modifié cette appréciation. Directement ou indirectement, Juifs proclamés ou désignés comme tels nous sommes tous plus ou moins concernés par le devenir de ce pays, colonialiste à retardement, qui fait régner une situation d’apartheid tout à fait intolérable au milieu d’une oasis démocratique qui pourrait paraître exemplaire.

J’ai toujours pris mes distances vis-à-vis de cet Etat – dès 1948 – et quand j’explique que je suis simplement d’origine juive, nombre de mes interlocuteurs non-Juifs ne sen évertuent pas moins à m’attribuer une part de cet Israël qui serait le bien de tous les Juifs. Qu’y faire ? On ne comprend pas toujours très bien le refus qui est le mien d’être considéré comme un citoyen de fait de ce pays tellement cité en exemple. Le monde regarde Israël, juge ses actes, les admire ou les réprouve. Pour ce qui me concerne, je me refuse à porter une part du fardeau que représente ce pays juif qui fait subir aux Palestiniens des conditions d’oppression que certains de ses citoyens ont connu jadis, ailleurs. Je ne veux pas que l’on puisse me croire complice – à quelque degré que ce soit – de ceux qui estiment normal de faire payer aux Palestiniens les crimes commis par les nazis (d’où cette dérive du langage qui consiste à traiter les Palestiniens de nazis dès lors qu’ils refusent le fait accompli. Déjà, en 1956, Guy Mollet disait de Nasser qu’il était le Hitler du monde arabe. Triste précédent).

Qu’avais-je à faire en Israël ? Ce voyage avait-il pour but de vérifier des certitudes ? Pas seulement, je désirais voir comment les Juifs vivaient entre eux – au-delà de la rue des Rosiers – et comment ils se comportaient envers leur voisinage immédiat, c’est-à-dire les Arabes palestiniens. Je n’avais pas oublié que mon père avait vécu dans ce pays alors chargé d’espérance pour lui. Je n’oubliais pas davantage que dans les années 1930 des dizaines de milliers de parias y avaient trouvé le refuge qui leur était refusé partout ailleurs dans le monde alors que les persécutions se développaient. Je désirais voir comment avait évolué ce pays peuplé des héritiers de ces opprimés rejetés par la terre entière au moment crucial où leur sort eut pu être dramatique. Je n’avais pas être déçu de ce voyage car je n’en espérais rien mais j’ai souvent été bouleversé en constatant un état de fait encore bien plus grave que je n’aurais pu l’imaginer. 

Les dés n’étaient pas pipés. Je savais, dès le départ, ce que j’allais trouver en Israël. Pourtant, même convaincu de cette réalité, je refusais de croire totalement ce qui se passait dans ce pays. Il me restait également un sentiment d’affection, inexpliqué, envers ceux – ils avaient existé – qui avaient gagné la Palestine et même Israël, sans véritable volonté colonialiste. Ce n’est pas que dans mon esprit il n’y ait jamais eu de bons ou de mauvais sionistes, de bons ou de mauvais colonialistes, mais, inconsciemment, je ne pouvais admettre que des Juifs puissent se comporter comme ceux qui les avaient opprimés. (…) En fait, c’est une preuve négative que j’étais venu chercher en Israël et elle m’avait été administrée dès le premier jour. Je ne peux pas dire que cette révélation, en pleine lumière, m’ait véritablement satisfait. J’en ai même éprouvé un réel chagrin et cela n’a pu que retentir sur mon appréciation du problème palestinien.

Jusqu’alors, je considérai la lutte des Palestiniens à l’égal des autres combats de libération nationale et ma prise de position était froidement politique. Sans plus. On ne peut qu’être solidaire avec un peuple ou un groupe humain en lutte pour son émancipation. Depuis mon retour d’Israël, mon attitude a sensiblement évolué car j’ai rencontré des Palestiniens sur le lieu même de leur exil intérieur et leur problème me touche bien plus profondément. J’ai vu un peuple oppressé, étouffé mais non encore brisé, que certains voudraient expulser de ce qui subsiste de leur pays. J’ai rencontré des êtres de chair et de sang, aussi pacifistes qu’on peut l’être mais jetés par nécessité dans le combat que leur impose la volonté de vivre libre ou plus simplement de survivre.

Je n’ai jamais eu la « tripe » juive mais il restait en moi un sentiment très fort de solidarité hérité d’un drame commun. Elevé hors du judaïsme « actif », je n’avais pas besoin de couper une quelconque amarre mais il m’avait paru naturel, depuis l’été 1982, de militer dans un Comité des Juifs contre la guerre du Liban, et même de tenter une action commune avec des Juifs dits de gauche (comme si l’on pouvait encore avoir une opinion politique cohérente en tant que Juif lorsqu’on ne vit pas en Israël ?). Tout cela me paraît aujourd’hui parfaitement dérisoire. Ce qui compte, avant toute considération particulariste, c’est de reconnaître aux autres le droit de vivre sans restriction. Au nom de quel principe pourrions-nous – à quelques-uns – être les bons Juifs qui se démarquent des autres qui seraient les mauvais Juifs ? Et puis, surtout, je ne peux pas me résoudre à être membre d’une communauté qui considère que les Palestiniens n’existent pas, ni proche de ceux qui ont conquis la Terre dont ils étaient persuadés qu’elle leur était promise.

(…) Nulle part dans le monde je n’ai cherché de famille de remplacement. Dans ce pays juif qui n’était pas le mien – à aucun titre – je ne me souciais pas de trouver un parent.

Dès lors, je décidai que je n’avais pas de famille dans ce pays. L’essentiel était encore d’y rencontrer des amis et j’en ai trouvé quelques-uns. C’est un réconfort plus important qu’il n’y paraît car il n’est pas aisé de trouver des amis dans un pays hostile, même si la dureté ressentie ne me concernait pas.  Le fait de me lier d’amitié avec des êtres différents du modèle, refusant de participer à l’oppression exercée contre les Palestiniens, me redonnait la force de supporter cet environnement chargé de désolation que le « bon Blanc » ne remarque pas. Ce pays, je le ressentais comme hostile dans la mesure où je réagissais en pensée comme ce Palestinien qu’un flic juif allait peut-être contrôler au coin de la rue. J’étais concerné et il ne m’était pas possible de feindre l’ignorer.

Ce qui est certain, c’est que le drame qui va se jouer les prochaines années en Palestine – je parle ici de la Cisjordanie et de la bande de Gaza puisqu’en droit international il est acquis qu’Israël existe et que cela ne sera pas remis en question – aura pour acteur des hommes et des femmes décidés à ne plus fuir plus loin, face à la marée montante de ces colons religieux orthodoxes qui ont pour seul objectif la construction du « Grand Israël ». L’expulsion de deux millions de Palestiniens constituant l’étape indispensable pour ces forcenés qui sont persuadés de parler au nom de Dieu et qui viennent de faire leur entrée au Parlement israélien. 

Oui, décidément, en Israël, les Juifs sont devenus un peuple comme les autres : leurs fascistes sont désormais institutionnalisés. Il ne sera plus possible de les montrer du doigt en plaisantant sur leur originalité.  En Israël, la banalisation a été conduite à son terme. 

Que les Israéliens y prennent bien garde. Aujourd’hui, ils trouvent naturel d’opprimer les Palestiniens, de les réduire au silence. Demain, c’est au sein de leur propre communauté que les problèmes se poseront de façon angoissante. Malgré les apparences, la superbe démocratie israélienne prend l’eau : en effet, il s’est trouvé plus de vingt mille citoyens de ce pays pour voter fasciste le 23 juillet 1984. Ces détenteurs d’un bulletin de vote, presque tous colons dans une implantation de Cisjordanie ou de Gaza, détiennent également des armes. Il n’est pas certain que ces braves gens se contentent toujours d’en menacer les seuls Arabes.

Les réflexions qui précèdent prouvent à l’évidence que je ne me suis pas encore remis de mon voyage en Israël. Fallait-il garder le silence pour ne pas apporter de l’eau au moulin de ceux pour qui l’antisionisme se confond allègrement avec l’antisémitisme ? Certainement pas. On m’a déjà fait le coup, lorsque j’ai publié Des Juifs dans la collaboration. A cette époque, l’argument était simple, primaire même : ce n’est pas le moment. Comme le disait Pierre Vidal-Naquet dans la préface qu’il avait donnée à ce livre : Cest toujours le moment!

Sur la question palestinienne

Dans mon propos, il n’est pas question de m’attirer la sympathie des Palestiniens. Ils mènent un combat que l’on peut considérer comme parfaitement légitime mais je n’ai pas à me mêler des querelles qui peuvent les opposer dans la mesure où ils sont divisés en factions rivales, se livrant parfois à des règlements de compte sanglants. Mon attitude s’arrête à un principe : les Palestiniens ont le droit de vivre sur une terre où ils seraient chez eux, sans le regard d’un occupant, quel qu’il soit – Israélien ou Arabe – après avoir connu plusieurs siècles d’occupation turque et vingt-huit ans de mandat britannique. 

Ce n’est pas à nous, en Europe, à mettre au point les modalités de cette indépendance ni à décider qui a droit à quoi et de quelle manière. Ce serait de l’outrecuidance. Ne pas hurler avec les loups sionistes constitue déjà une prise de position suffisante. A rebours et au risque de me répéter, je ne suis pas davantage prêt à abonder dans le sens des jusqu’auboutistes pro-palestiniens (qui dissertent depuis leur confort européen et ne seraient pas déçus de pouvoir souffler sur la flamme d’un incendie déjà bien ravageur). Je ne peux trouver de point de rencontre avec ceux qui estimeraient naturel de rejeter à la mer trois millions et demi d’individus. De plus quel que soit l’état d’esprit des Israéliens, ce n’est que de leurs rangs que pourra venir une partie de la solution. C’est en leur sein que naîtra, à terme, un mouvement cohérent décidé à ce que justice soit rendue aux Palestiniens.

Jusqu’à cette véritable révolution des mentalités qui doit se produire à plus ou moins long terme, il est vraisemblable que les actions terroristes se poursuivront. Elles continueront sans doute longtemps car quelle que soit la solution adoptée, elle ne satisfera sans doute jamais la totalité des groupes qui s’affrontent pour une cause qui est apparemment la même. Nous savons par ailleurs que le « terrorisme » palestinien est porteur de bien des tentations. C’est au nom de la lutte du peuple palestinien qu’agissent des « missionnaires » lybiens, syriens, iraniens, etc. L’avenir des Palestiniens est devenu prétexte au conflit opposant l’islamisme intégriste au monde occidental (accusé globalement de sionisme militant) mais également à un type de société dégagé de l’influence des églises et bien plus encore au système démocratique, si tant est qu’il existe pleinement.

C’est là un combat affligeant si l’on se souvient qu’il y a une vingtaine d’années, le mouvement Al Fatah (principale composante de l’OLP) se déclarait laïque et que ses aspirations politique apparaissaient plus proches du socialisme démocratique que de l’islamisme tel qu’il est mis en équation en Iran et à un degré moindre au Pakistan et au Soudan, tel qu’il est en voie de se répandre dans le Maghreb et en Afrique noire. Il est sûr que l’attitude conquérante d’Israël – soutenue par la plus grande partie du monde dit libre – n’a pu que favoriser la radicalisation de l’OLP et de certaines de ses composantes. Même si Abou Nidal est une créature de la Syrie, il doit beaucoup de son influence, de sa « force de frappe », au refus d’Israël de négocier du droit à l’existence du peuple palestinien.

Doc. de couverture : 6 juin 1984, à Tel-Aviv, sur le bd. Dizengoff. Manifestation à l’occasion du deuxième anniversaire de l’entrée de l’armée israélienne au Liban. Sur la pancarte que porte cet enfant, le mot d’ordre : « Yesch Gvoul » (il y a une limite). 

Photo : Maurice Rajsfus